Comment la représentation d’un mal peut-elle être belle ?

Bonnes Copies

Bonne copie du lycée Bregson d’Angers. Cette copie a été notée 16/20. Commentaire du professeur : Excellent devoir, tant par sa forme que par son contenu et la manière dont il débouche sur l’accès au sublime.

Bonne copie du lycée : 49 - Angers - Lycée Bergson

Cette copie a été notée : 16 / 20

Commentaire du professeur : Excellent devoir, tant par sa forme que par son contenu et la manière dont il débouche sur l’accès au sublime.


Untitled Document Pour Kant, l’art n’est pas la représentation d’une belle chose mais la belle représentation d’une chose (Critique de la faculté de juger). Cela suppose donc qu’une œuvre qualifiée de belle peut nous proposer la représentation d’une chose en elle-même terrifiante (guerre, scène d’agonie…), ce qui apparaît paradoxal puisque le beau est traditionnellement un attribut positif plutôt associé au bien tandis que le mal serait plutôt qualifié de laid. Comment alors la représentation d’un mal peut-elle être belle ?
Il s’agit donc d’étudier le mal sous son aspect esthétique, à savoir de se demander dans quelle mesure le mal peut être associé à l’idée de beau. Comment la beauté peut-elle naître d’un mal et, plus précisément, quelles conditions la représentation d’un mal doit-elle remplir pour être belle ? Mais que recouvre la notion de représentation et qu’est-ce qui définit le beau ?
Dans un premier temps, il faudra se demander dans quelle mesure la beauté peut être associée aussi bien au bien qu’au mal, et plus précisément s’il est possible qu’une représentation d’un mal soit belle. Ensuite, grâce à la définition du beau, nous verrons si toute représentation d’un mal est nécessairement belle et quelles en sont les limites. Pour finir, il faudra s’interroger sur la moralité de la représentation d’un mal et voir si l’esthétique du mal ne dépasse pas la simple idée du Beau.


Le besoin de personnifier le mal, comme l’illustre la figure de Satan, de lui donner une forme, un visage semble être un des traits les plus courants et les plus universels de toute culture. Et on constate, au travers de l’art, de la littérature et des mythologies notamment, que les différentes figures du mal sont très souvent représentées sous des aspects séduisants, sous de belles formes. Ainsi, dans la religion judéo-chrétienne, Judas est désigné comme étant le plus beau des disciples du Christ et Lucifer (lux ferro) porte la lumière. De même Pandore, dans le mythe grec du même nom, est la femme " au beau corps aimable de vierge " qui apporte le malheur aux hommes (Les Travaux et les Jours, Hésiode). Plus récemment, Oscar Wilde montre dans Le Portrait de Dorian Gray que la beauté physique de Dorian peut dissimuler une laideur morale qui n’affecte que son portrait. Inversement, derrière la laideur physique peut apparaître une beauté morale à l’image de Quasimodo dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo ou du personnage de la Bête mis en scène dans le film La Belle et la Bête de Jean Cocteau.
Ce dernier exemple montre clairement que le bien peut avoir les deux attributs opposés de beauté et de laideur. En effet, le beau peut être considéré comme l’équivalent du bien dans le domaine de l’esthétique. Ils représentent tous deux des êtres idéaux et symbolisent l’harmonie et le désir d’immortalité. Les Grecs anciens vont jusqu’à confondre le beau et le bon. Ainsi, Platon, dans Le Banquet désigne l’homme de bien comme beau et bon (kalos agathos). Mais le mal peut très bien être associé au beau dans la mesure où il exerce un attrait, une fascination dangereuse. On retrouve cette idée dans le mythe de Faust où, ici, la beauté est désirable même au prix de son âme.
Est-ce à dire alors, en imitant la formule de Sartre " la Beauté, c’est le mal " dans la pièce La Bête et le Bon Dieu, que le mal, c’est la Beauté ?
Mais est-ce le mal en lui-même qui est beau et en quoi la représentation d’un mal peut-elle aboutir à un bien ? Il apparaît tout d’abord nécessaire de représenter le mal puisqu’il est à la fois multiforme et insaisissable en tant qu’idée. Or représenter qui vient du latin repraesentere, rendre présent, c’est présenter aux sens de manière actuelle et concrète, l’image d’une chose irréelle absente ou impossible à percevoir directement (Dictionnaire technique et critique de la philosophie). En outre, la représentation opère une mise à distance de la réalité hostie du mal représenté, ce qui la distingue de la simple perception. Lorsque je contemple une œuvre, je suis à distance de ce qu’elle représente. Ainsi la mort liée aux désastres de la guerre entre les Grecs et les Turcs elle-même me menacerait, mais sa représentation par Géricault (Le Radeau de la Méduse) ne saurait en rien me menacer. Ainsi, c’est non pas le mal en lui-même, mais sa représentation qui pourrait être belle.
Déjà, la représentation d’un mal peut aboutir plus généralement au bien. Aristote, par exemple, considère que la tragédie, forme théâtrale mettant en scène le mal tragique dans la condition humaine, permet une purgation des Passions chez le spectateur, ce qu’on appelle la catharsis. Dans une perspective plus psychanalytique, représenter le mal (par des mots, par le dessin ou autre) est une des méthodes curatives consistant à libérer le patient d’un complexe refoulé l’amenant à une formulation dans le domaine conscient. D’une toute autre manière, la représentation du mal peut être porteuse d’un message, d’une dénonciation. Ainsi, Jérôme Bosch, peintre hollandais du XVème siècle, constate et dénonce la misère et la violence malgré l’opulence des villes et des campagnes flamandes par ses croquis d’infirmes, de mendiants, déformés et mutilés. De même, tenter de décrire le mal, de l’écrire peut avoir une fonction de mémoire comme l’ont les témoignages de Primo Lévi ou d’Elie Wiesel à propos de la Shoah. Les films de Pedro Almodovar, quant à eux, peuvent être perçus comme un mode de déculpabilisation de la société espagnole catholique par rapport au thème de la sexualité par exemple.
Il apparaît ainsi que la représentation d’un mal peut être belle. Mais toute représentation d’un mal est-elle nécessairement belle ? De quel type de représentation s’agit-il et comment se définit le beau ?


Le XIXème siècle a vu apparaître une fécondité esthétique du mal avec le courant des Romantiques, dont notamment, Baudelaire et les Fleurs du Mal ou encore Eugène Sue et Les Mystères de Paris ou Hugo. Mais d’où vient le beau de leurs œuvres ?
Tout dépend, tout d’abord de la finalité que l’on donne à la représentation. Ainsi, les symboles sont des représentations, ils rendent présente une idée, mais peuvent-ils être beaux ? Il apparaît que non dans la mesure où le contenu prévaut sur la forme dans les symboles. Ainsi, la croix gammée ne peut pas être belle puisqu’elle n’a pas de fonction esthétique mais celle de représenter l’idée du régime nazi d’Hitler. Le beau n’est pas un moyen mais une fin en soi. Il vient que le jugement du beau ne peut s’appliquer qu’aux représentations artistiques. En effet, la représentation sous-entend deux idées : celle d’une présence actuelle et sensible et celle d’une substitution ( ce n’est pas le mal en lui-même qui est jugé beau mais sa représentation) ; et, de plus, l’artistique est ce qui ne vise que le beau, la contemplation chez le spectateur.
On retrouve ici des caractéristiques du beau comme plaisir désintéressé défini par Kant dans Critique de la faculté de juger. Ainsi, plusieurs conditions sont à remplir pour qu’une représentation soit belle.
Le beau fait appel à la sensibilité plutôt qu’à l’intellect, au conceptuel. L’accent est mis sur la nature fictive de l’objet esthétique qui lui permet d’affecter la sensibilité de telle sorte que puisse être représenté ce qui échappe à la conceptualité de la pensée objectivante et au jugement moral. Goya dit ainsi que le sommeil de la raison enfante des monstres (Caprices), notamment lorsqu’il peint Saturne dévorant ses enfants. Toute signification est exclue : les sculptures de la Vénus de Milo ou de la Victoire de Samothrace auraient-elles le même succès esthétique si leurs bras ou tête n’avaient pas été mutilés, ce qui leur a fait perdre leurs significations originelles ? Toutefois, le sentiment du beau ne provient pas uniquement d’une simple approbation de la sensibilité car le plaisir des sens est relatif à chaque individu. C’est pourquoi il nécessite des éléments d’universalité qui se trouve dans ce que l’on appelle le bon goût. Le bon goût peut ne pas trouver de plaisir à écouter du Bach mais il ne peut accepter qu’on ne trouve pas cette musique belle. Cette universalité est toutefois plus de droit que de fait. Le Beau est donc ce qui plaît universellement et sans concept et, par conséquent, la beauté est une forme non conceptualisable d’universalité.
A cela s’ajoute que, selon Kant, le beau se dégage de la sphère des valeurs et de la vérité. L’esthétique est distincte de la connaissance et de la morale car la jouissance esthétique ne se soucie pas de l’existence réelle de l’objet. Le goût est donc indépendant des intérêts de la moralité. Toutefois, on peut noter que Kant montre que le beau peut être symbole de moralité non pas par son éventuel contenu mais par son mode de constitution : de même que la loi morale universelle transcende les intérêts particuliers, l’œuvre unifie dans sa propre structure les éléments divers qui la constituent.
Ainsi, la représentation d’un mal peut être belle puisqu’il s’agit d’une forme affectant la sensibilité (représentation) et que l’immoralité attachée au mal n’est pas prise en compte dans le jugement du beau.


Cependant, dans la pratique, cette indépendance de la moralité vis-à-vis du beau n’apparaît pas toujours. En effet, le mal est, par définition, innommable, indicible ; par conséquent, le représenter, lui attribuer une valeur positive, n’est-ce pas le justifier, lui offrir une tribune ? Tel est le débat soulevé aujourd’hui par l’esthétisation de la violence au cinéma. Ainsi des films, comme Orange Mécanique de Stanley Kubrick, qui possèdent une valeur esthétique et artistique, ont été accusés d’inciter des personnes à la violence et au crime dans le monde réel. Aussi faut-il être prudent avec la définition théorique du beau. De la même façon, les photos où l’on peut percevoir une esthétisation des victimes de guerre portent à controverse. Aussi est-il difficile, dans la pratique, de maintenir une frontière étanche entre le jugement moral et le jugement esthétique. Quand l’œuvre est parvenue à sa fin, le discours conceptuel prend le relais.
A ceci l’on pourrait rétorquer que la représentation du mal permet sa transfiguration, l’art transfigure le mal. En effet, d’une part, l’acte de représenter le mal est une manifestation de la liberté de conscience et de la dignité humaine. L’art porte la marque de l’esprit et de la liberté. C’est ce que démontre Hegel dans ses Cours d’esthétique. Pour lui, le beau est une manifestation sensible du Vrai, il donne accès à un mode d’être de l’esprit. Dans cette perspective, l’art est une étape du savoir et non pas une source d’illusions ce qui distingue Hegel de Platon. L’homme surpasse ainsi le mal en le représentant. Il montre qu’il en est conscient et acquiert une forme de pouvoir, de maîtrise sur lui de cette façon. La représentation du mal surpasse le mal car elle transfigure la réalité en abolissant la frontière entre bien et mal. Elle rend impuissant le mal. C’est ce qui ressort de Roméo et Juliette de Shakespeare où la fin des plus tragiques révèle que l’amour surpasse la haine et la mort.
On peut dés lors se demander si le jugement esthétique porté sur la représentation d’un mal ne se situe pas à un autre niveau que celui du beau : celui du sublime. En effet, le sentiment éprouvé en face de la représentation d’un mal s’apparente plutôt au sublime selon la définition qui en est donné par Burke en 1756 dans son Essai et par Kant dans la Critique de la faculté de juger.
En effet, pour Burke, le sublime est ce qui remplit l’esprit et en exclut toute autre idée ; il dépend des sensations et des images propres à faire naître une forte tension corporelle, à l’inverse du beau qui consiste dans la douceur et dans les sensations qui détendent les nerfs. Kant, quant à lui, ne se limite pas à une définition purement " physiologique ". Selon lui, le beau est fini et complet ; c’est une manifestation de l’harmonie. C’est ce qui convient à nos facultés, imagination et entendement et plaît. Le sublime, au contraire, est une idée d’infini sous forme de grandeur et de puissance. Il peut être écrasant, horrible et informe et est la manifestation d’une lutte entre entendement et imagination. Ainsi le beau produit immédiatement un sentiment d’épanouissement et de plaisir tandis que le sublime provoque d’abord un arrêt des forces vitales et un sentiment de peine que suivent un épanchement et un sentiment de joie. Il suppose et dépasse les lois ordinaires et normales de l’esthétique, de même que le sacrifice dépasse les lois morales. Pour résumer, le jugement du beau est une union de l’entendement et de l’imagination alors que le sublime correspond à un conflit entre l’imagination et la raison au profit de ce dernier. Le sublime peut donc être une peur ou douleur surmontée.


Ainsi, la représentation d’un mal peut être belle, et de nombreux exemples nous le prouvent, à condition que la forme sensible prévale sur le contenu et que tout jugement moral soit exclu. L’art, en effet, permet de transfigurer, de surpasser l’idée du mal par sa représentation. Toutefois, si la représentation d’un mal est belle, elle est alors le plus souvent sublime car l’entendement ne peut s’empêcher de se manifester et de réagir face à l’esthétisation du mal.