Avoir un corps : être exposé ?

Bonnes Copies

Bonne Copie du lycée Montaigne de Paris. Cette copie a été notée 13/20 (meilleure note de la classe). Le commentaire du professeur est : Travail clair et pertinent qui aurait gagné à se centrer sur "être exposé".

Bonne copie du lycée : 75 - Paris - Lycée Montaigne

Cette copie a été notée : 13 / 20

Commentaire du professeur : Travail clair et pertinent qui aurait gagné à se centrer sur "être exposé".


Untitled Document Le corps : voilà bien, a priori, la première réalité sensible à laquelle l’homme est confronté. Les premiers mois de la vie du nouveau-né sont rythmés par sa découverte progressive de ses organes externes, de ses capacités physiques, de ce que son corps lui permet de faire : le bébé découvre ainsi ses mains, puis ses pieds, parvient à s’asseoir, à se lever et à marcher, tout cela sous le regard attendri de ses parents en particulier et d’autrui en général. En effet, depuis notre venue au monde, nous sommes sous le regard permanent des gens qui nous entourent, même quand ils ne sont pas là, puisque l’absence est une forme de présence. Notre corps est donc exposé, c’est-à-dire posé comme objet pour autrui-sujet. Mais qu’est-ce qu’avoir un corps ? Est-ce seulement le sentir ou bien est-ce " exister son corps " ? Mon corps, que je ne peux voir, est donc accessible d’abord à autrui, en tant qu’objet. Autrui peut voir mon corps comme un objet, ce que je ne peux faire, puisque je ne peux être à la fois sujet et objet. Quelles sensations, quels sentiments fait naître en nous le regard omniprésent d’autrui ? Mais ce " corps-pour-autrui " ne devient-il pas le " corps-pour-nous ", c’est-à-dire, n’essayons-nous pas de nous approprier la connaissance qu’a autrui de notre corps ?

Faire la découverte et l’expérience de son corps est l’activité principale du nouveau-né dans ses premiers mois, mais aussi de l’adolescent au moment de la puberté. Elle est aussi celle de l’adulte prenant conscience de ses possibilités ou de ses limites et enfin de la personne âgée, qui se rend compte de la dégradation de son corps. Nous faisons donc à chaque instant l’ expérience de notre corps. C’est celle qui nous paraît à tous la plus évidente et la plus simple.
L’expérience de notre corps est donc sans cesse renouvelée. A tout instant (sauf peut-être dans le sommeil ou le coma), j’ai conscience de mon corps, j’ai un corps. En effet, soit l’action de mes sens me rappelle que je fais constamment l’expérience de mon corps, soit une douleur physique quelconque (pour reprendre l’exemple de Sartre dans L’Etre et le néant) ou bien un agrément signale à ma conscience l’expérience de mon corps. Sartre écrit que " la conscience ne cesse pas " d’avoir " un corps. ". Il explique que, même lorsque rien de particulier, ni douleur, ni agrément, " n’existent à ma conscience " comme signes de l’existence de mon corps, " le pour-soi ne cesse de se projeter par delà une contingence pure et non qualifiée ", c’est-à-dire que ma conscience ne peut s’arrêter de prendre conscience de mon corps. C’est une réalité incontournable pour mon être que d’être enserré dans une enveloppe charnelle. La particularité de l’expérience du corps est donc qu’on ne peut s’en abstraire. Les cas où un homme croit s’échapper, abandonner son corps et le voir de l’extérieur sont ainsi traités pathologiquement, preuve que le corps est une contrainte de tous les instants.
De plus, quand je ne ressens que la pure appréhension de mon existence de fait, une " nausée " intervient, nausée qui " révèle perpétuellement mon corps à ma conscience ". L’expérience du corps est donc de tous les instants. Même quand je peux avoir l’impression de m’évader de mon corps, de ne plus en ressentir l’omniprésente nécessité, sa réalité s’impose encore à moi.

Nous pouvons donc dire, avec Sartre : " J’existe mon corps. C’est là sa première dimension. " Mais, en tant que pour-soi, il a également un autre mode d’existence :
le pour-autrui. Comme le corps d’autrui est pour nous un objet de connaissance, un instrument, notre corps est pour autrui la même chose. Notre corps est donc exposé au regard et aux actions de tous. Et ce qui est remarquable, c’est que nous sommes exposés perpétuellement, à tout moment. Puisque nous sentons notre corps à tout moment, nous sentons le regard, la présence d’autrui également à tous les instants. Mais, plus encore que le regard ou que la présence, nous craignons la probabilité que nous soyons regardés. Sartre parle de la " facticité d’autrui ". Il continue ainsi : " Ce qui est douteux, ce n’est pas autrui lui-même, c’est l’être-là d’autrui ". Où que nous enfermions notre corps, nous avons toujours peur d’être vu, donc jugé, donc condamné. Dans son épopée magistrale La légende des siècles, Victor Hugo nous donne une idée de cette peur ancestrale d’être vu et d’être condamné, comme si le jugement passait par la vision. Caïn, poursuivi par la Justice de Dieu, ne peut se dérober à Son œil. Caïn, près de multiples tentatives pour esquiver la présence divine, s’enferme dans un tombeau. C’est alors qu’intervient ce vers majestueux : " L’œil était dans la tombe et regardait Caïn ". Cet exemple littéraire nous montre la crainte et l’aspect perpétuel de l’état " d’être-regardé ".
Et cette possibilité engendre plusieurs réactions pour nous. Nous pouvons tout d’abord nous sentir en danger face à la liberté d’agir d’autrui. Nous avons peur, nous craignons de voir autrui au coin du bois. Nos sens mêmes, en alerte, manipulés par notre conscience, nous font croire à la présence de corps ennemis au notre à chaque endroit. " L’enfer, c’est les autres ", a écrit Sartre. Peut-être peut-on y voir la peur physique de l’autre, la peur d’être agressé, violenté, voire tué. Notre corps nous met donc en situation de danger potentiel. Dès que nous sortons de chez nous, où nous avons l’impression d’être protégés, nous craignons, que ce soit dans la rue ou dans les transports en commun par exemple. Notre corps, exposé, nous met en péril.
Nous pouvons donc ressentir de la peur, mais aussi de la fierté. Celle-ci, nous dit Sartre, est d’abord " résignation " puisque, si elle est acceptation et revendication de ce que je suis cela, elle est aussi acceptation que je ne sois que cela. La fierté nous vient du jugement qu’autrui porte sur nous. Quand autrui, guidé par ses regards, m’affecte de la beauté, de l’esprit, il me confère de l’objectité, c’est-à-dire un caractère d’objet. C’est donc lui qui est en position de force par rapport à moi. Mais la fierté, ou l’orgueil, vient du fait que moi, en tant qu’objet, je lui affecte des sentiments pour moi, admiration ou amour par exemple. Moi, objet de son jugement, je m’arroge donc de lui attribuer des sentiments qui me glorifient, qui m’apportent une satisfaction égoïste. Mon objectité propre se retrouve prisonnière d’autrui, que je vais tenter de m’approprier comme objet afin de me trouver.
Enfin, troisième sentiment que je peux éprouver du fait de l’objectité de mon corps, la honte. Sartre analyse particulièrement ce sentiment. Il écrit que " la honte pure n’est pas sentiment d’être tel ou tel objet répréhensible, mais, en général, d’être un objet, c’est-à-dire de me reconnaître dans cet être dégradé, dépendant et figé que je suis pour autrui ". Notre conscience a ainsi du mal à admettre que le corps la fasse passer pour cet être sans défense, exposé aux coups. " Le corps symbolise notre objectité sans défense ", trouve-t-on quelques lignes plus bas. Dans la Genèse, le premier sentiment qui a suivi le pêché originel est la honte. Adam et Eve avaient honte d’être nus face à Dieu. Leur première réaction a été de chercher à se vêtir, afin de passer de l’été d’objet sans défense à celui de sujet.
Si notre corps est jugé par le regard d’autrui, c’est également notre âme qui est exposée et c’est cet aspect qui nous gêne le plus. En effet, notre corps traduit et/ou trahit nos émotions, nos sentiments, même refoulés. La sueur, les tremblements, les bégaiements témoignent de notre état intérieur. Il est donc vain de vouloir dissocier la conscience du corps puisque, même inconsciemment, notre corps finit le plus souvent par révéler notre état intérieur, à moins d’un contrôle interne très sévère, à l’instar de celui pratiqué par les célèbres life guards britanniques.
Notre corps, en tant qu’objet pour autrui, fait naître en nous plusieurs sentiments : la crainte, la fierté et la honte. Mais il ne nous expose pas qu’à des dangers, à des intempéries ou à de l’amertume, il nous place également dans des situations agréables. Notre corps peut être caressé, embrassé, serré contre un autre corps. L’échange physique d’un corps à un autre, que ce soit entre des amants, des amis ou encore des parents avec leurs enfants a un rôle très important dans nos vies. S’il est vrai que certains ont en ont plus besoin que d’autres, il faut reconnaître que nous avons tous besoin d’un contact physique, ou bien d’un jeu avec nos corps. Toute la dynamique de la séduction passe exclusivement, au début tout du moins, par nos corps. Dans une soirée, les corps se rapprochent, se touchent, s’étreignent : voilà à quoi nous expose notre corps, à un degré généralement proportionnel à sa beauté. Posséder un corps, c’est donc également être impliqué dans le jeu de la séduction, de l’amour. Sans la médiation du corps, il nous est difficile d’imaginer les rapports entre les hommes. En effet, à chaque fois que nous nous sentons regardés, nous éprouvons la réalité de l’existence d’autrui, nous réalisons que nous ne sommes pas seuls, nous vainquons le solipsisme, doctrine à la fois folle et irréfutable.

Mais en tant que mon corps est pour autrui, mon corps devient pour moi en tant qu’objet du sujet autrui. Sartre écrit qu’ " avec l’apparition du regard d’autrui, j’ai la révélation de mon être objet. ".Je ne peux voir mon corps qu’en le regardant. Je ne le vois pas comme je vois un fauteuil. A chaque fois que je le vois, c’est en tant que mon corps, que je ne peux saisir dans son ensemble. Je ne vois mon visage que lorsque je le regarde. Je le cherche donc dans les yeux, dans le regard d’autrui. Je deviens grâce à ce regard un " être-au-milieu-du-monde ". C’est finalement le regard d’autrui qui me définit, qui me rend homme, qui me donne un rôle. C’est lui qui légitime ma présence. Il nous semble en effet que l’autre accomplit notre vieux phantasme : nous voir comme nous sommes. Or, ce que l’autre voit, c’est-à-dire notre corps-pour-autrui , devient pour nous ce que nous sommes réellement. D’où la phrase de Sartre : " le corps-pour-l’autre, c’est le corps-pour-nous, mais insaisissable et aliéné. "
Nous nous définissons donc par le regard d’autrui. Mais, une fois ce constat posé, une étape que nous pouvons peut-être franchir est de nous en affranchir. Il nous faut alors maîtriser notre corps pour jouer avec les perceptions d’autrui, afin de l’influencer dans le sens que nous désirons. Il est significatif de remarquer que les gens qui réussissent le mieux dans notre société du paraître, basée presque exclusivement sur l’apparence physique (ce qui est fondamentalement injuste et inégalitaire), sont ceux qui bénéficient de leur corps. On pense bien sûr aux mannequins et aux acteurs, mais aussi aux sportifs, aux chanteurs, aux membres de la jet-set. Notre corps nous expose aux coups, aux critiques, certes, mais il peut aussi nous profiter. Par contre, une question se pose dans le cas de ces gens qui "misent tout sur leur physique" : leur âme, leur être se résume-t-il à leur apparence physique ? Ne sont-ils qu’un corps ? Ils contestent évidemment dette analyse mais elle est intéressante tout de même. Tirant à merveille profit de leur corps, parviennent-ils également à s’extirper de cette conception résolument réductrice de leur être ?

Le corps, que nous possédons tous, nous expose donc à autrui. Cette question du rapport à autrui est fondamentale dans la philosophie. Traitée par beaucoup de philosophes, elle l’est par Sartre dans L’Etre et le Néant. Ses analyses montrent que notre corps pour autrui nous expose à trois sentiments majeurs : la crainte, la fierté et la honte. Le corps est également le médiateur préalable et nécessaire à tout rapport de séduction. Mais ce corps pour autrui devient le corps pour nous, puisque nous essayons de nous voir comme nous sommes, sans jamais y parvenir de nous même, ne pouvant être à ma fois sujet et objet. Le vrai défi que chacun doit relever pour lui-même est l’acceptation de son corps, acceptation qui passe par l’affrontement du regard d’autrui. Les entretiens de personnalité ou d’embauche, les interventions en public, bref, tous ces événements qui nous font progresser dans notre acceptation sont autant de challenges passionnants à surmonter et à gagner.


NOTA BENE : Le vocabulaire de ce devoir est, pour l’essentiel, sartrien et est tiré de L’Etre et le Néant, comme d’ailleurs la majorité des raisonnements. Vous l’aviez, j’en suis sûr, décelé depuis longtemps, je ne le fais remarquer que par acquit de conscience pour ne l’avoir pas écrit explicitement dans le corps (c’est le cas de le dire !) de mon devoir.