L'exil

Bonnes Copies

Bonne copie du lycée : 75 - Paris - Lycée Montaigne

Cette copie a été notée : 14 / 20

Commentaire du professeur : Travail original et même imaginé


Innombrables sont les récits, les notes, journaux, mémoires que des exilés inconnus, et qui le resteront, ont cru devoir écrire. Ces œuvres sans suite, si elles sont illisibles, ont un intérêt particulier. Elles révèlent que l'exil est ressenti comme une fatalité. Même dans des périodes d'exode massif, subissant le sort commun, chaque victime a conscience de connaître un destin exceptionnel. Mais l'exil ce n'est pas que cela. L'exil peut-être pensé à plusieurs degrés, ce qui révèle la grande richesse de cette étude.

La transition d'une vie nomade à une vie sédentaire a marqué, dit-on, le commencement de ce qu'on a appelé plus tard la civilisation. Bientôt, on ne considéra plus comme des gens civilisés ceux qui survivaient hors de la ville. Mais c'est une autre histoire - à raconter à l'homme des neiges. Pendant les dernières cent cinquante années s'est déroulée une transformation peut-être d'une importance équivalente. Jamais au cours de l'histoire autant de gens n'ont été déracinés qu'à notre époque. L'émigration, imposée ou choisie, au-delà des frontières nationales ou du village à la métropole, est l'expérience essentielle de notre temps. Que l'industrialisation et le capitalisme devaient exiger un tel déplacement des hommes, d'une ampleur sans pareille et accompagnée d'une violence d'un nouveau genre, l'annonce en avait été faite par l'ouverture des marchés d'esclaves au seizième siècle. Le front occidental de la première guerre mondiale, fut une illustration plus tardive de la même pratique qui bouleverse, transporte, et concentre les humains dans un "no man's land". Plus tard, les camps de concentration à travers le monde ont suivi la logique de cette pratique continue. Comparer les maux est répugnant, car un mal plus grand ne justifie pas un plus petit. Si on aligne ces événements, c'est simplement pour montrer l'ampleur du déracinement qui caractérise le monde moderne. Ce déracinement a créé et crée toujours le monde dans lequel nous vivons - même si parfois il se développe d'une façon moins spectaculaire. Le terme foyer a été repris depuis longtemps par deux genres de moralistes, tous deux proches des sphères du pouvoir. La notion de foyer constitue le noyau central de la moralité domestique, qui protège la propriété de la famille; simultanément, elle s'est étendue à la patrie, a fourni le premier commandement de la loi patriotique, et aidé à persuader les hommes de mourir dans des guerres qui, souvent, ne servaient que les intérêts de la classe dirigeante minoritaire. Et ces deux notions ont effacé le sens original du terme. A l'origine, le foyer représente le centre du monde, non pas au sens géographique, mais au sens existentiel. Mircea Eliade montre admirablement dans ses nombreux ouvrages qu'à partir du foyer on peut jeter les bases du monde. Le foyer fut établi, dit-il, "au cœur du réel". Dans les sociétés traditionnelles, tout ce qui explique le monde est réel; le chaos environnant existe et il est une menace parce qu'il est irréel. Sans un foyer au centre du réel, on ne sait pas où se réfugier, on est perdu dans le non-être et dans l'irréalité. Sans un foyer, tout se décompose en fragments. Si on ne saisit pas ce que le foyer a signifié à l'origine, on ne comprendra jamais pleinement le sens de l'émigration. L'émigration n'est pas uniquement le fait de quitter un pays, de traverser l'eau, de vivre parmi des étrangers, c'est aussi défaire le sens du monde - et à l'extrême limite - s'abandonner à l'irréel qui est l'absurde. Naturellement, si l'émigration n'est pas imposée par la force des baïonnettes, elle est peut-être motivée par l'espoir. Au fils d'un paysan, par exemple, l'autorité traditionnelle du père peut sembler plus absurde et répressive que le chaos. La pauvreté du village peut apparaître plus absurde que la criminalité de la métropole. Vivre et mourir parmi des étrangers peut sembler moins absurde que vivre persécuté et torturé par ses compatriotes. Tout cela est vrai. Mais émigrer signifie toujours démanteler le centre du monde, et l'aménager dans un monde confus, désorganisé et fragmentaire. Baudelaire est parmi les premiers qui nomment et décrivent le dénuement des nouvelles foules citadines, sans feu ni lieu: "Fourmillante cité, cité pleine de rêves
où le spectre, en plein jour, raccroche le passant!" Chaque émigrant sait au fond de son âme que le retour est impossible. Même si, physiquement, il est capable de revenir, il ne revient pas vraiment parce que l'émigration l'a profondément changé. Il est également impossible de retourner au vécu historique lorsque chaque village était au cœur du réel. Le seul espoir de refaire un centre est de faire un centre du monde entier. Une seule chose peut transcender le manque de foyer moderne; la solidarité mondiale. Fraternité est un terme trop facile. Sans tenir compte de Caïn et d'Abel, la fraternité laisse espérer que tous les problèmes seront résolus. En réalité, beaucoup sont insolubles. D'où l'éternel besoin de solidarité. Aujourd'hui, dès la fin de la petite enfance, la maison ne peut plus jamais être un foyer, comme elle le fut en d'autres temps. Ce siècle, malgré ses richesses et ses systèmes de communication, est celui du bannissement. Un jour peut-être la promesse dont Marx fut le grand prophète sera-t-elle tenue; alors le substitut de la protection d'un foyer ne sera pas uniquement notre propre nom, mais aussi notre présence collective et consciente dans l'histoire, et nous vivrons à nouveau au cœur du réel. Entre temps, nous assumons non seulement notre propre vie, mais aussi les attentes de notre siècle.
M. Bloom observait, curieux et bonhomme, la souple silhouette noire. C'est si net : le lustre de son fourreau lisse, le bouton blanc sous la queue, le phosphore des prunelles vertes. Les mains aux genoux, il se pencha vers elle.
-Du lait pour la minouche !
- Mrkrgnaô !
On prétend qu'ils ne sont pas intelligents Ils nous comprennent mieux que nous les comprenons. James Joyce, Ulysse. Dans notre société, de manière tout à fait inédite, l'existence de l'homme en tant qu'individu vivant se trouve formellement séparée de son existence en tant que membre de la communauté. D'un côté, celui-ci n'est admis à participer aux affaires publiques qu'abstrait de toute qualité et de tout contenu propre, en tant que " citoyen ". De l'autre, et comme une conséquence nécessaire du premier mouvement, " c'est justement là où, à ses propres yeux comme aux yeux des autres, il passe pour un individu réel, qu'il est une figure sans vérité " (Marx, La question juive. Chaque développement de la société marchande exige la destruction d'une certaine forme d'immédiateté, la séparation lucrative de ce qui était uni. C'est cette scission que la marchandise vient par la suite investir, qu'elle médiatise et met à son profit, précisant jour après jour un monde où chaque homme serait, en toutes choses, exposé au seul marché. Marx a su admirablement décrire les premières phases de ce processus : " La dissolution de tous les produits et de toutes les activités en valeur d'échange, écrit-il dans les Grundrisse, suppose la décomposition de tous les rapports de dépendance personnels figés (historiques) au sein de la production, de même que la sujétion universelle des producteurs les uns par rapport aux autres […] La dépendance universelle des individus indifférents les uns aux autres constitue leur lien social. Ce lien social s'exprime dans la valeur d'échange ". Il est parfaitement absurde de tenir le ravage persistant de tout attachement historique comme de toute communauté organique pour un vice conjoncturel de la société marchande, qu'il tiendrait au bon vouloir des hommes d'aménager. Le déracinement de toutes choses, la séparation en fragments stériles de chaque totalité vivante et l'autonomisation de ceux-ci au sein du circuit de la valeur sont l'essence même de la marchandise.
Le Bloom apparaît inséparablement comme produit et cause de la liquidation de tout ethos substantiel, sous l'effet de l'irruption de la marchandise dans l'ensemble des rapports humains. Il est donc lui-même l'homme sans substantialité, l'homme devenu réellement abstrait, pour avoir été effectivement coupé de tout milieu, puis jeté dans le monde. Le Bloom est aussi éloigné de l'histoire que de la nature, en ce sens qu'il ne se laisse appréhender dans les termes de l'une ou de l'autre de ces catégories. Ainsi le connaissons-nous comme cet être indifférencié qui ne sent chez lui nulle part, comme cette monade qui n'est d'aucune communauté dans un " monde qui n'enfante que des atomes " (Hegel). Le Bloom résulte de la décomposition de l'individu, ou pour être plus net de la fiction de l'individu. Mais on se méprendrait sur la radicalité humaine qu'il figure en le représentant sous la figure traditionnelle du déraciné. En effet, la souffrance à laquelle expose désormais tout attachement véritable a pris des proportions si excessives que nul ne peut plus même se permettre la nostalgie d'une origine. Cela aussi, il a fallu, pour survivre, le tuer en soi. Aussi le Bloom est-il plutôt l'homme sans racine, l'homme qui a pris le sentiment d'être chez soi dans l'exil, qui s'est enraciné dans l'absence de lieu, et pour lequel le déracinement n'évoque plus le bannissement, mais au contraire la mère-patrie. Ce n'est pas le monde qu'il a perdu, mais le goût du monde qu'il a du laisser derrière lui.

Ainsi l'exil n'est pas seulement quitter sa patrie, son foyer, c'est un sentiment beaucoup plus complexe qui mérite une réflexion poussée. Qu'il soit maudit, provisoire, volontaire, l'exil n'en a qu'une vérité plus profonde : aussi insaisissable que l'amour ou la haine, aussi authentique, aussi éloquent, et puissant sur le cœur de l'homme, il est le sentiment de toute une vie.