Raison et Histoire

Bonnes Copies

Bonne copie du lycée : 75 - Paris - PREPASUP - PREPACOM

Cette copie a été notée : 12 / 20

Commentaire du professeur : Travail créatif et personnel. L'argumentation est menée de façon rigoureuse et parvient à convaincre. Un bémol toutefois: votre compréhension de la dialectique me parait limitée.


Les pages de si c'est un homme de Primo Levi sont une page de l'Histoire. L'auteur y raconte avec une sérénité et une sobriété déconcertantes comment la raison s'est heurtée au mur de l'Histoire ; non pas comment l'inexplicable a pu advenir, mais comment justement la Raison s'est trouvée confrontée à ce qui la dépasse, à ce qu'elle ne peut pas comprendre. Certes bien des raisons ont été avancées mais, ayons au moins la décence et l'honnêteté intellectuelle de reconnaître qu'aucune n'est pleinement satisfaisante. L'Histoire l'a prouvée, elle n'est pas toujours raisonnable, ni d'une grande cohérence. Il est néanmoins une science qui cherche à remonter le fil des évènements pour découvrir la cause originelle, le cause première ; une science qui prétend que la Raison a été à l'œuvre tout au long de l'Histoire, qu'il existe donc une logique, une cohérence dans le cours des choses. Pourquoi ?
Histoire et raison sont-elles opposées ? Seraient-elles, dans un mouvement quasi dialectique liées bien qu'opposées ? Vers quoi oeuvrent-elles ? Pourquoi cette nécessité d'avoir des historiens ? Pour quelle raison, dans quel but ? Cette fameuse cohérence existe-t-elle ? Sinon, pourquoi, alors , persistons nous dans ce culte du mensonge .


Quel lien unit la Raison à l'Histoire ?
" L'Histoire est une connaissance scientifiquement élaborée du passé. " Du moins est-ce la thèse de Marrou (De la connaissance historique). Scientifiquement, c'est à dire méthodiquement, l'historien ne peut se contenter de dresser une chronologie des évènements comme le faisaient les moines, il se doit de remettre en cause la validité de ce qu'il apprend, d'exercer son sens critique, de discerner le vrai du faux afin de savoir . " Pour moi, je veux être pyrrhonien " voilà la critique de Bayle à l'égard de ceux qui se contentent de deux préjugés : tradition et autorité. (Critique de l'histoire du calvinisme du père Maimbourg ). Mais l'exercice critique de la raison ne suffit pas, il faut aussi prendre en compte l'époque, le climat, l'esprit, les races, les gouvernements…autant d'éléments qui font que l'homme se construit lui-même et donc pour ne pas négliger la dimension toute humaine de l'histoire des hommes, ne pas oublier que " l'homme est son propre Prométhée " (Histoire de France ). Ainsi, Michelet, Marrou, Bayle et beaucoup d'autres définissent les critères de la science historique, critères qui permettent de rendre compte des évènements passés . Raison et Histoire semblent donc liés par nécessité, car sans Raison, l'Histoire ne serait qu'une annale.
Pourtant, on a coutume d'opposer raison et passions. Car si l'on considère l'Histoire et ceux qui l'ont faite, on s'aperçoit que tous n'étaient pas guidés par une infaillible raison. Nombreux sont ceux qui ont agi de manière immorale ou en apparence injustifiée, permettant ainsi aux " thersites " , comme les appelle Hegel (la Raison dans l'histoire) ; D'après le nom de l'initiateur de ce mouvement, de critiquer les grands hommes au pouvoir et de prétendre pouvoir mieux faire. Mais alors, que ne prennent-ils pas le pouvoir eux-mêmes ? Parce que les thersites ne seront jamais de grands hommes, ils sont condamnés par le remords qui les ronge de n'avoir le courage d'assouvir leurs passions, à rester dans l'ombre de ceux qui ressentant la chose comme impérieuse et nécessaire iront jusqu'au bout de leurs actes te mettront l'histoire en marche. En somme, " rien de grand ne s'est fait sans passions " et ce qui fait des hommes de grands hommes n'est que cette aptitude, cette capacité à reconnaître inconsciemment que leur cœur a raison.
Dès lors, la raison d'une action n'est autre que la Raison .En effet, cette certitude s'impose aux grands hommes et ce n'est autre que ce principe suprême qu'Hegel appelle la Raison, qui leur a dicté. Ainsi, la raison dans l'Histoire pousse les hommes à agir de sorte que par une ruse certaine, ils accomplissent le dessein universel tout en croyant servir leurs intérêts personnels. Laissant de côté la " litanie des vertus privées " , la Raison ne se préoccuppe que de l'acheminement de l'Esprit vers la conscience de lui-même.
Rerum gestarum, res gestae, raison et Raison sont donc inextricablement liées, la raison intervenant nécessairement dans l'écriture de l'histoire et dans la recherche historique 'l'histoire est bien, étymologiquement une enquête : historia en grec) ; la Raison, elle, intervient dans le déroulement de l'Histoire. L'Histoire en tant que science n'est autre qu'une création de la Raison, mais a-t-elle été inventée pour tenir le récit historique ou pour créer l'Histoire ? N'est-ce pas cet épineux problème qui fait s'exclamer à Febvre " Du donné ? Non, du crée par l'historien " dans sa leçon inaugurale au collège de France.


D'où vient cette nécessité d'avoir des historiens ? Pourquoi des historiens ?

L'historiens est un juge.
Par l'exercice critique de la raison, l'historien ne fait rien d'autre que juger, l'étymologie même du mot critique nous le rappelle, le grec crinein signifie bien juger. Le rôle de l'historien n'est pas un témoin, il a l'objectivité avec lui pour découvrir la vérité, mais aussi " la bonne subjectivité " (Histoire et Vérite ), la subjectivité critique. Quelle différence alors entre Histoire et mémoire ? n'est-ce pas entre mémoire et oubli que la juge, garant de la loi morale doit trancher ? Paul Ricoeur dans son livre La mémoire, l'histoire et l'Oubli explique que mémoire et histoire participent toutes deux de la rétrospection, mais la mémoire a pour elle ce " petit miracle de la reconnaissance " car son propre est d'avoir vécu les évènements qu'elle se remémore tandis que l'histoire a cette distance avec les évènements. C'est pourquoi " la différence entre Histoire et mémoire est maximale lorsqu'il s'agit d'un passé lointain et minimale lorsqu'il s'agit d'un passé proche à tous égards de l'historien " (K. Pomian Sur l'histoire ).Ainsi le juge discerne ce qui de la mémoire peut passer à l'Histoire ou à l'oubli. Sans oubli pas de mémoire et partout, pas d'histoire. L'historien est donc le garant de la morale.
Il est aussi celui qui découvre l'origine. En tant que juge, il recherche une explication, et en tant qu'historien, il cherche la généalogie pour remonter à l'origine. Mais pourquoi ? Quel conséquence cela peut-il avoir de découvrir l'origine, pourquoi toutes les civilisations ont-elles cherché à établir un mythe originel ? Saint-Augustin dans Le ciel de Dieu répond qu'il s'agit là de poser les bornes de la vie : le début est le péché originel, la fin est le jugement dernier. L'existence n'erre donc pas, l'histoire a bien un sens et il faut le respecter. Le mythe de l'origine est le fondement de la foi.
Mais pourquoi imposer une fin à l'histoire ? Cette fin que prédit Hegel est pourtant en contradiction avec l'idée de la dialectique. Camus souligne que le mouvement dialectique est infini (l'homme révolté ), la synthèse de deux opposés doit toujours continuer à s'opérer, le devenir n'aboutit jamais. Il est purement idéologique de vouloir faire croire à une fin de l'Histoire même si celle-ci chez Hegel semble plutôt positive puisqu'elle signifierait une fin substantielle du temps. " Ces moments de bonheur [étant] des pages blanches dans l'Histoire ", la fin serait le moment où l'Histoire cesserait de s 'écrire, le moment où ne resteraient que des pages blanches. De même chez Marx, la fin coïncide avec l'arrivée du prolétariat au pouvoir et il est alors d'autant plus flagrant que cette théorie est idéologique.
Le sens de l'histoire lui-même est idéologique. Croire que l'histoire part d'un point pour arriver à un autre c'est se leurrer. Vouloir voir dans l'histoire une progression linéaire c'est se bercer d'illusions. Penser qu'il existe une cohérence, un principe qui régit logiquement le cours des évènements c'est être dans l'erreur. Et pourtant, tout ceci n'est que l'œuvre de la raison humaine, de notre raison dont on ne peut croire qu'elle dysfonctionne. Pourquoi la raison a-t-elle inventé l'Histoire s'imposant ainsi une morale ainsi que les préjugés que Bayle dénonçait : tradition et autorité ?

L'Histoire comme cohérence est une création.

Pour créer une Histoire qui n'est qu'un mensonge. C'est la nature humaine qui est ici en question. L'historien se joue en toute bonne foi de la crédulité des hommes et de sa propre crédulité. Inconscient qu'il crée lui-même mes faits qu'il expose. Non pas que ces faits n'aient jamais en lieu, mais que leur importance n'était pas celle qui leur est conférée ? L'historien crée une morale. La raison crée l'historien, c'est donc qu'il est nécessaire à la raison de créer une morale un horizon de vie, une perspective que l'homme puisse apercevoir. Kant souligne ce besoin inhérent à la nature humaine dans L'Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. Telle est la valeur du plan caché de la Nature : permettre à l'homme de comprendre. L'homme a besoin de croire que la Nature agit , comme lui dans un but précis et déterminé, il ne peut accepter que " sa seule loi soit nécessité " (Spinoza, Ethique) Ce besoin de forger une puissance suprême qu'il s'agisse de la Raison, de la Nature ou d'un dieu est récurrent, il témoigne d'une nécessité dangereuse de diviniser la Nature ? Dangereuse parce qu'elle tend à faire oublier à l'homme qu'il est lui-même un élément de la Nature et à dissoudre la responsabilité de chacun, c'est la raison pour laquelle Levinas, critiquant Heidegger dans Heidegger, Gagarine et nous, prône un détachement d la Nature, une dédivinisation, un arrachement de la Terre. L'homme n'est-il pas en effet un être de l'utopie, un être de nulle part, Les dangers d'une telle entreprise de divinistation d'un principe suprême ainsi pointés, il reste à savoir d'où vient un tel besoin.


Notre traîtresse raison témoigne elle-même de la faiblesse de l'homme. L'homme, ce roseau pensant comme l'appelle Pascal dans les Pensées, est à la fois fort de sa raison parce qu'elle fait de lui un être capable de réfléchir et elle lui donne en même temps conscience de son infinie faiblesse : inachevé, imparfait, il cherche à combler ce manque, cette aspiration vers l'infini, lui qui est borné par la finitude. Non contente de le plonger dans un ennui profond elle le trahit en témoignant elle-même de cette faiblesse. Foucault commentant Nietzsche (Nietzsche, la généalogie, l'histoire) explique que cette faiblesse même de l'homme est d'avoir besoin de l'historien pour qu'il le persuade qu'il existe une cohérence dans le cours des évènements. " a penser le passé, nous deviendrons des écrevisses. On finit par croire en arrière quand on pense en arrière " , c'est de régression que la raison, opérant comme son nom l'indique un calcul (ratio ) pour tenter de nous préserver, nous menace en fait. La raison se retourne contre elle-même dans un involontaire mouvement de sauvegarde.