L'irreprésentable

Bonnes Copies

Bonne copie du lycée : 63 - Clermont-Ferrand - XXXX

Cette copie a été notée : 15 / 20

Commentaire du professeur : reflexion animée d'un bon mouvement et bien argumentée. Une 3ème partie très intéressante (à developper d'ailleurs). C'est fort encourageant pour les concours.


" Chacun fait ce qu'il se fait veut ", " tous les hommes naissent libres "… Notre société regorge d'expression clamant le droit à la liberté d'agir, de penser et donc de représenter et de se représenter. Et nous disposons de plus en plus de supports pour la représentation artistique notamment : l'art moderne et ses techniques par exemple. Cependant, la simple existence de religions iconoclastes suffit à nous montrer qu'au moins pour certaines civilisations, tout n'est pas représenté ni même représentable, soit parce que la représentation est illégitime, soit parce qu'elle est irréalisable techniquement. S'il existe effectivement de l'irreprésenté, existe t-il objectivement de l'irreprésentable ? Et si oui, quels sont les objets d' " irreprésentation " concernés ? Quelles en sont les conséquences ?


A priori, il nous semble que tout puisse être représentable, c'est-à-dire être objet de représentation, que tout puisse être plus ou moins bien " remplacé " ou évoqué par une imitation, un duplicata ressemblant ou non. En effet, si l'on définit le terme " représenter " par rendre présent quelque chose d'absent en l'évoquant, ou donner quelque chose à voir, alors on ne voit pas ce qui ne pourrait entre objet de représentation. On peut représenter jusqu'à l'inavouable, l'ineffable : la représentation littéraire l'a prouvé avec l'exemple de Franz Kafka notamment puisque ce dernier représente même ses désirs incestueux dans la Métamorphose. Même ce qui est irréel, fantastique… peut donc être représenté grâce à la puissance de notre imagination, et les représentations artistiques non figuratives dites " abstraites " en sont une illustration : apparemment tout est imaginable et représentable. Cependant cette théorie naïve est insatisfaisante puisque s'il est clair que pour exister, la connaissance nécessite des représentations de tout, pourquoi alors Dieu, le monde restent-ils des mystères ? C'est sans doute parce que nos représentations sont mauvaises ou parce que les objets représentés ne sont pas représentables.
Apparaît alors une difficulté : comment peut-on être sûr du caractère représentatif de nos représentations ? Pour en être sûr, il faudrait pouvoir prendre nos distances par rapport à la représentation et juger, ce qui est impossible. Nous supposons donc que nos représentations sont représentatives, c'est-à-dire qu'elles ne trahissent pas l'objet, mais cela sans aucune certitude. De plus, la représentation comporte une limite absolue, c'est qu'elle ne peut accéder à partir d'elle-même à ce qui la transcende, c'est-à-dire l'existence. En effet, l'imagination n'est pas suffisamment puissante pour permettre de représenter les objets qui n'existent pas encore : je me représente une réalité seulement après que cette réalité est apparue, c'est donc que je ne peux pas techniquement tout représenter.
A l'issue de cette première partie, il apparaît donc un au-delà de la représentation qui concerne les objets pas encore inventés par exemple. Cette existence non-apparente a priori est due à une meilleure approche de la notion de représentation. Par ailleurs, comme l'affirme Descartes, représenter ne signifie pas concevoir. En effet, j'arrive à concevoir un chiliogone (polygone à mille côtés), mais son image reste confuse en moi, elle est même identique à celle du myriogone (polygone à un million de côtés) : ce n'est pas une vraie représentation, mais plutôt une sorte de non-représentation excédant ma puissance représentative. Il existe donc un au-delà du représentable : cet irreprésentable n'est pas dû à une interdiction morale ni religieuse, il est technique et donc incontestable. Voyons dans une deuxième partie en quoi il consiste.

Nous avons auparavant établi que l'existence précédait la représentation à cause de la finitude de l'imagination humaine. Il semblerait dès lors logique de déduire que l'irreprésentable concerne tout ce qui n'existe pas. Cette définition première de l'irreprésentable est fausse puisque certains concepts peuvent être imaginés, représentés, sans pour autant exister, c'est par exemple le cas dune " montagne d'or " ou d'un " soleil vert ". Il ne faut donc pas confondre les notions d'irreprésentable et d'inexistant, l'irreprésentable n'est ni ce qui n'existe pas -ce n'est pas de l'irre-présentable- , ni ce qui n'est pas représenté. En effet, si pour certaines religions certains objets sont moralement irreprésentables, il n'empêche que des civilisations aux mœurs différentes peuvent avoir de bonnes représentations de ces objets : il s'agit alors ici d'irreprésenté et non d'irreprésentable. Finalement, l'irreprésentable n'est ni l'inexistant, ni l'irreprésenté.
Représenter signifie entre autres choses exhiber des caractères définitifs de l'objet de la représentation, qu'il s'agisse d'une peinture ou d'une sculpture par exemple. Aussi l'on peut considérer que la représentation puisse parfois être interprétée comme une trahison, surtout si l'objet représenté est divin. C'est notamment le cas des religions iconoclastes pour lesquelles la représentation divine est une violation. Et si cette " irreprésentation " est religieuse, c'est-à-dire morale, c'est avant tout parce qu'une représentationfidèle n'est pas réalisable. Il ne s'agit donc pas seulement d'irreprésenté , mais d'irreprésentable. Il apparaît ici que toute notion de perfection ou tout objet en perpétuelle évolution imprévisible ne peuvent être représentés.
Dans la Critique de la raison pure, Emmanuel Kant affirme que d'autres réalités ne peuvent être l'objet de représentation : il s'agit des Idées : l'Ame, Dieu, et le Monde. Ces trois notions ne sont pas objectives au sens propre du terme, c'est-à-dire qu'elles ne recouvrent aucune réalité empirique possible, et surtout qu'elles ne donnent rien à connaître. Les idées semblent alors être irreprésentables par nature et irrémédiablement. Finalement, de cette partie il apparaît que toute perfection, que la diversité du monde ou alors ce qui n'est pas empirique par exemple ne peuvent pas être représentés du fait justement de leur complexité, de leur perfection et parce que l'outil qu'est la représentation ne peut fidèlement représenter. Toute tentative serait un échec inévitable et une trahison par rapport à l'objet représenté. Mais par ailleurs, si l'on remarque ici le caractère imparfait de la représentation, l'on se doit alors d'aborder son caractère inévitable. En effet, la représentation est partout, c'est l'unique médiation entre l'homme et les réalités du monde, et même si elle est imparfaite, elle ne peut en aucune sorte être contournée. Aussi Aristote qui écrit dans le Traité de l'âme : " On ne pense pas sans images ", c'est-à-dire sans représentations, affirme qu'un monde sans représentations et justement irreprésentable.
De plus, il semble qu'il existe d'autres objets d' " irreprésentation ". Il s'agit par exemple de la durée, du temps qui passe. En effet, nous avons toujours une conception de la durée divisée en tronçons pour en faciliter la représentation, mais ainsi elle perd un de ses caractères essentiels : l'unité organique de la réalité. Nous nous représentons très imparfaitement la durée à partir de quelques durées particulières de nos vies : notre représentation part de la singularité pour arriver à la généralité et ainsi passe de l'inconnu au connu. Nous obtenons ainsi une fausse représentation de la durée, parce que le temps, le monde, ne sont pas répétition, reproduction à l'infini, mais production à l'infini, et l'être humain ne semble pas posséder les qualités que lui permettraient d'avoir une représentation fidèle de la durée dans l'absolu.
L'on peut tenir le même type d'argumentation à propos d'autrui. Autrui est certes un " objet " du monde, c'est un étant, et en cela il peut être représenté au même titre que tout objet de la nature. Mais autrui est un objet tout particulier de la nature, c'est mon alter ego, il ne peut être véritablement décrit par une simple peinture ni par une description littéraire. La représentation mentale que j'ai de lui est elle-même tout à fait incomplète puisqu'il ne se confond jamais avec le contour dans lequel il apparaît, il transcende toujours ce qui le délimite, on ne peut le réduire à sa figure. A toutes ces difficultés déjà insurmontables s'ajoute la théorie d'Hegel énonçant que toute représentation est d'abord représentation de soi. Ma représentation d'autrui serait alors une mise en valeur des caractères d'autrui qui le rapprochent de moi. Que cette théorie soit effective ou non, l'on ne peut que constater qu'autrui échappe à mon opération sur lui puisqu'il résiste à la totalisation objective.
La caractéristique de la représentation créatrice d'irreprésentable semble être dans ce cas l'appropriation plus ou moins directe exercée sur le représenté. Par conséquent l'on peut conclure que d'autres réalités sont également irreprésentables si elles ne peuvent être objet d'appropriation : l'infini par exemple. Il faut alors étudier le cas particulier du sentiment, la sensation forte. Peut-on se représenter et donc pour cela s'approprier une sensation d'autrui alors même que l'essence de cet autrui m'échappe ? Les exemples du cinéma, de la musique, qui réussissent à faire pleurer, à émouvoir tant de spectateurs, suffisent à nous démontrer que par procédé d'identification j'arrive à m'approprier et représenter les sentiments d'un autre. C'est donc que la thèse de l'appropriation dans le processus de représentation est bien exacte. Finalement, l'irreprésentable concerne des concepts, des réalités abstraites et non des réalités empiriques puisque même la sensation qu'éprouve autrui peut être représentée.
Cependant, à ces définitions partielles de l'irreprésentable, il convient d'ajouter que l' " irreprésentabilité " n'est pas le propre de tel ou tel objet mais qu'il est la déficience de notre esprit quant à la représentation de tel ou tel objet. Aussi Descartes dans les Méditations Métaphysiques aboutit-il à la conclusion que tout n'est pas également représentable et que l'irreprésentable n'est pas ce qui est étranger à toute représentation, mais plutôt ce qui excède la faculté représentative des facultés humaines. L'irreprésentable ne recouvre pas le fait d'une idée objective qui renverrait à un " en soi " transcendant et réel tout à la fois. Et même si Rousseau dans le Contrat Social affirme que " la volonté ne se représente point : elle est la même ou elle est autre ; il n'y a point de milieu ", et donc que le pouvoir politique représentatif n'est pas légitime, sa thèse reste très idéaliste et inapplicable dans la vie moderne réelle. En effet, pour éviter la représentation politique, c'est-à-dire la délégation des pouvoirs politiques des citoyens à un représentant choisi, Rousseau préconise la formation de petits Etats dans lesquels chacun conserverait sa souveraineté inaliénable. Mais Affirmer que " la souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu'elle ne peut être aliénée " nous semble obsolète et infirmé par l'histoire, pour nous, Occidentaux dans l'ère de la mondialisation, qui estimons que nos systèmes représentatifs sont les meilleurs réalisables et que le morcellement en petits Etats est contraire à toutes les réussites d'associations d'Etats telles que l'Union Européenne par exemple. Par ailleurs, la représentation politique ne pose aucun problème fondamental à d'autres philosophes comme Hobbes par exemple, qui dans le Léviathan explique quels doivent être les droits et les devoirs des citoyens et du représentant, lui-même considéré comme l'union de tout les hommes qui lui donne une unité. Pour Hobbes, la représentation est même nécessaire pour toute existence de souveraineté puisqu'elle la précède. L'on ne peut donc affirmer que la représentation politique est illégitime ni que la souveraineté est irreprésentable dans l'absolu même si son application est parfois imparfaite.

A travers ces deux premières parties, nous avons établi l'existence de l'irreprésentable puis nous avons tenté d'en déterminer les objets pour parvenir à le définir. Voyons désormais les conséquences que peut avoir une telle existence.

L'on considère ordinairement que la représentation est une médiation entre les réalités du monde et l'être humain qui lui permet de les comprendre, qu'elle nous donne à savoir, à connaître. Aussi puisqu'il existe de l'irreprésentable l'on peut se demander s'il existe de l' " inconnaissable ", s'il existe des réalités que l'on ne peut pas connaître réellement, si nous sommes condamnés à vivre dans un monde de probabilités plutôt que de certitudes. Il semble que ce soit le cas pour tout ce qui concerne la métaphysique par exemple. C'est donc que la connaissance de l'homme est délimitée par ses facultés représentatives. Ceci nous aide à définir et à concevoir la condition humaine : l'homme n'est pas tout puissant et toute affirmation du contraire n'est que péché d'hybris. Finalement, l'absence de connaissance due à l'irreprésentable nous livre justement une connaissance : celle de la condition humaine. Aussi Kant ne définit-il pas l'irreprésentable comme le point aveugle de la connaissance, mais plutôt comme l'indice intellectuel d'une condition humaine ontologiquement marquée par le principe de sa propre limitation. L'irreprésentable ne nous empêche pas d'accéder à ce qu'on ne peut représenter, mais il nous révèle notre essence.
En outre un espoir perdure quant à la possible et future connaissance d'objets irreprésentables. En effet, nous avons précédemment établi qu'il n'existe justement pas d'objets irreprésentables, mais d'objets pour lesquels notre puissance représentative est insuffisante. Si l'irreprésentable n'est as une caractéristique propre de l'objet, alors peut-être que nous serons capables dans le futur de trouver un moyen d'obtenir des représentations. Peut-être que comme l'explique Bergson dans La pensée et le mouvant, notre absence de véritable représentation pourra être compensée par une multitude de représentations imparfaites dont les défaut se compensent les-uns les-autres. L'irreprésenté n'étant pas assimilable à l'irreprésentable, un espoir reste tout à fait possible.
De plus, l'on peut dégager un second espoir quant à la " représentation de l'irreprésentable ", c'est celui de la représentation littéraire poétique. En effet, cet autre moyen de communication nous permet d'exprimer autrement, de transmettre jusqu'à l'inexprimable, à savoir la sensation et le sentiment. Prenons pour exemple le très célèbre poème de Victor Hugo paru dans les Contemplations et commençant par : " Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne… ". Dans ce poème, Victor Hugo s'adresse directement à sa fille Léopoldine qui a péri noyée au cours de sa vingtième année. Sa tristesse est incommensurable et alors qu'elle pourrait sembler irreprésentable, Hugo parvient à la transmettre à ses lecteurs par un type de représentation très particulier et que l'on pourrait qualifier de " suggestion poétique ". En effet, dans ce poème, Hugo ne se lamente pas, il ne cherche aucunement à décrire explicitement ses sentiments, il ne fait que les suggérer en évoquant les détails de sa vie sans importance apparente, mais donnant finalement une atmosphère de simplicité émouvante et s'achevant brutalement par les deux vers finaux sonnant comme le glas : " Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. "
Si Hugo parvient à faire ressentir au lecteur sa souffrance a priori irreprésentable, c'est certes au procédé d'identification évoqué précédemment, mais il constitue cependant un espoir immense quant au succès futur d'une représentation d'objets pourtant dits " irreprésentables ".


A travers cette réflexion, il apparaît que si son existence n'était pas apparente, il existe bien finalement de l'irreprésentable ou plutôt devrions-nous dire qu'il existe bien des objets pour lesquels notre puissance représentative est actuellement insuffisante. Ces objets ne sont pas empiriques, ce sont des concepts tels que le monde dans sa globalité ou toute perfection par exemple. De plus, l'on ne peut définir l'irreprésentable comme la simple négation de la représentation puisque cette dernière utilise de l'irreprésentable : ses opérations s'effectuent à partir d'idées de la raison pratique, et qu'en retour, l'irreprésentable sous-entend la représentation : c'est ce à partir de quoi la perception est possible. L'existence de l'irreprésentable n'est donc pas une catastrophe pour les progrès de la science, mais au contraire une avancée quant à la définition de la condition humaine, et même si tous les espoirs évoqués en fin de réflexion se révélaient vains, l'homme connaîtrait au moins sa place dans la nature et pourrait cesser ses rêves démesurés de domination sur la nature et de création parfaite, en d'autres termes ses syndromes d'hybris et de Pygmalion.